Réagissez ! |
Entrez ! Il n'y a nul geste qui ne soit ici pétri de mémoire accueillante. Pour peu que le regard dressé aux préjugés laisse au dehors ses gros sabots, il s'irriguerait jusqu'à plus soif de tresses et de traces. Vite ! Congédions sur le champ tous nos poncifs sur la famille algérienne. Bien mal inspiré‚ qui verrait dans le nombre l'ennemi de la famille. La maisonnée est un corps pluriel écumant d'enfants, elle se déplie en frimousses aux rires contagieux. On flashe sur elles. Pour saisir toute la grammaire familiale, la photo, naturelle et envieuse, les frôle dans la fugacité d'un envol. Comment fixer un battement d'ailes (d'elles) ? Sauf à aimer leur trace dans le nid. N'est-ce pas que frères, soeurs, cousins, ressemblent à des signes ? Rien n'est formulable sans l'entrechoquement de leur relations affectives. Et là Halim s'en donne à coeur joie.
Ces photos - qu'on souhaiterait habiter - frontales et sans prêchi-prêcha, ont cependant la délicatesse d'une invite. Halim s'interdit de précéder ou de devancer notre jugement. Il nous cloue à la photo. Il ne construit pas, il laisse venir les gestes et les visages. Photos basiques, s'il en est, vierges de tout saupoudrage et enflure de la mise en scène qui plaît au regard infamant. C'est pourquoi, il faut prendre la photo au mot. A nous de désapprendre les clichés. Rien dans ces autoportraits où le photographe, par le jeu du miroir, ne suggère une quelconque théâtralité. Si jeu il y a, c'est à dessein d'annuler son regard en se dissolvant dans l'objet même qu'il cible. Pour autant, il déflore le regard naïf pour le détourner de sa paresse.
Ainsi de la fratrie, ce bouquet, ou plutôt ce burnous, qui entoure amoureusement le père. J'entends celui-ci dire, tel le Laboureur à ses enfants (La Fontaine) : "gardez-vous de vendre l'héritage que nous ont laissé nos parents. Un trésor est caché dedans". Où se niche donc ce trésor ? là où se love le petit, dans la quiétude de la souche, poutre centrale, majestueuse sentinelle de la mémoire, grand-mère inquiète portant dans ses os tout le sel de la terre algérienne. Elle ne berce pas, elle tisse l'écoulement de la parole, de la source à la lèvre.
Mais détrompons-nous : si les emblèmes de la modernité sont peu ou prou noyautés par les signes clinquants de la tradition, c'est pour secrètement laisser passer la lumière de l'interstice, passage paisible d'une génération à une autre. Observons la barbe oursine sous le sourire lascif de la Joconde, la jeune fille aux cheveux déployés taquinant l'orgue, l'ongle verni le disputant en rougeur au doigt fier de son henné; écoutons le chant divin d'Oum-Keltoum mêlé à la grave psalmodie coranique : ils traduisent tous la discrète ouverture. Certes, le sacrifice d'Abraham s'impose toujours. Mais n'a-t-il pas perdu son Gabriel sans toutefois faillir à sceller le pacte familial ?
Le voile ? Diable ! Allons donc ! Que ceux qui ont une appétence marquée pour les simplismes s'attablent pour s'en moucher ! Brodons sur l'orante qui égrène son lourd chapelet. Traînons son âme et son coeur par terre. Haro sur l'abject linceul, dites-vous ! Mais ne drape-t-il pas une plaie dont le pus marchandé enduit ailleurs le sabre et le goupillon ? Ombre et lumière, où vous rencontrez-vous ? Telle est la question lancinante que pose cette photo.
Oui, le voile est une aspérité familiale, et ça nous regarde terriblement. Loin de nous l'idée d'esquisser ici une esthétique du voile qui gommerait d'un trait de plume le lot d'abnégations et de réclusions qui lui sont attachées, il demeure que la jeune fille, diantrement voilée, émerge obstinément de la famille (femme-île) - la photo la soutient presque – pour nous sommer d'interroger moins son lissé fichu que nos propres (re)plis.
Du reste, la famille n'a rien à nous confesser si ce n'est que quelque chose va naître entre deux brèves prières. Interstice encore !
Non ! La famille algérienne n'est pas un cocon de béatitude. Elle a ses règles comme on a ses rides. Combien dégageraient-elles une ambiance festive, ces photos évitent l'illusion d'un bien-être facile. Elles nous montrent la jubilation de l'encombrement, le corps-à-corps familial, l'art de la haute voltige pour dormir, mais aussi et surtout le bannissement de l'hospice. Bref, le bonheur simple. Quant aux douleurs, elles sont intimes et partagées, toutes logées sous les lourdes paupières de l'arrière-arrière-grand-mère souverainement assoupie.
Plus qu'un album de plusieurs générations, qui serait somme toute banal, c'est à une leçon d'interstices, brèches du futur dans le passé, que nous convie Halim. Fenêtres ! Que de fenêtres !
Donc ouvertures.
Entrons.
Qu'est-ce qu'on aimerait y naître !
Ah ! combien on aimerait être un des leurs !
Achour Ouamara