Réagissez !

S'accueillir


"Tu aimeras ton prochain comme toi-même", sentence biblique qui ne renierait pas "Tu accueilleras ton prochain comme toi-même".

Mais s'accueillir, qu'est-ce à dire ?

L'hospitalité (comment et pourquoi accueillir l'étranger) est vieille comme le monde. On en trouve trace dans toutes les sociétés, sous des formes variées qui vont de l'hospitalité gracieuse (la Bible en regorge d'exemples) jusqu'à l'hostilité manifeste à l'égard d'un visage non familier. Ici Loi de l'hospitalité, une et indivisible, là lois de l'hospitalité, multiples et conditionnelles.

La Loi de l'hospitalité est inconditionnelle, infinie, comme l'est le ciel à l'hirondelle. L'hôte accueillant accepte l'effraction de l'arrivant inattendu, non recommandé, voire non recommandable. Il l'accueille dans toute sa nudité, bras laiteux de la belle Calypso entourant Ulysse en guenilles. L'hôte accueillant protège l'arrivant telle la paupière l'œil, sans le soumettre à la question ni le mettre en question. Point d'impératif, de demande de réciprocité ni de dette. Sa demeure s'ouvre généreuse, matrice nourricière du fœtus. L'hospitalité gracieuse répugne au cérémonial, aux convenances et civilités, encore moins aux règles et aux règlements. Rien à certifier. Le recevant n'exige nul reçu. Et le reçu n'a rien à justifier. Seul son visage, infini, atteste et répond de lui. Peut-être est-ce un Dieu déguisé ? Et on ne compte pas avec les Dieux. C'est pourquoi cette hospitalité est absolue, tant et si bien que l'hôte accueille plus qu'il ne peut accueillir jusqu'à se laisser déborder. En recevant on s'accroît. Tel le mot qui n'acquiert du sens qu'en se serrant pour loger ses lettres.

En revanche, les lois d'hospitalité sont régies par un droit, des canons. Elles prescrivent et dictent des règles d'accueil. L'épreuve et la tension de l'hospitalité inconditionnelle fondée sur l'altérité et "la droiture du face-à-face", sont ici conjurées par des restrictions, des règlements et des codes juridico-politiques.

Pour autant, l'hospitalité inconditionnelle et l'hospitalité restreinte s'appellent sans se rencontrer. La première sans la deuxième serait terrifiante, et la deuxième sans l'injonction éthique de la première serait au principe de l'(auto)enfermement. C'est dans l'entre-deux que peut se fonder une politique de l'accueil de l'étranger.

Il se trouve qu'une de ces malices de la langue veut que le terme hôte signifie à la fois l'accueillant et l'accueilli, mais aussi, étymologiquement, hostis, l'ennemi de par l'hostilité qui pourrait être attaché à l'étranger arrivant.

Hélas, en ces temps de disette d'espérance, l'hospitalité rime avec l'adversité. L'accueillant, jadis repus indifférent, se ride aujourd'hui le front d'animosité et de vociférations, trop enclin à s'offusquer de l'altérité. Il rehausse le seuil jusqu'au bas-ventre et inscrit ostentatoirement sur le fronton de sa porte ses dix (com)mandements. Son espace, sa demeure, se borne de hai(n)es. Le large et auguste salut de l'accueil s'est rétréci en crochu index inquisiteur.

Voilà donc pour l'hôte accueillant. Mais de l'hôte accueilli, qu'en est-il ? Bien ou mal reçu, comment se consume en lui le feu intime ou ravageur de l'(in)hospitalité ? Celui qui reçoit, quel présent reçoit-il donc de la présence de son hôte ? Et, partant, l'hôte reçu, à quelle Loi obéit-il (en quelque sorte le pendant de l'hospitalité (in)conditionnelle) pour témoigner de la chaude ou froide demeure qui l'a abrité ? Abhorré ou honoré, comment s'imprègne-t-il de la (ir)responsabilité de son hôte ? Appelons cela s'accueillir, autrement dit s'accorder secrètement sur son hôte pour penser la réversibilté : échanger les responsabilités, passer du donnaire au donneur. Mais que peut donner l’accueilli, à son tour, sans que ce soit un règlement de dette ou un contre-don ?

D'abord, se diviser pour reconnaître ses propres djinns (étrangeté) afin d'éprouver le débordement de son hôte, et s'admettre aussi comme le lieu intolérant de nous-même. Cette expérience introspective enseigne à arrondir ses arêtes identitaires pour ne pas trop s'en délester sur l'accueillant, fût-il hostile à notre venue. S'accueillir, c'est s'oublier éperdument dans le baiser donné à notre accueillant lépreux. L'hôte, qu'il nous fasse grâce ou qu'il nous lasse de la question sur nos origines et notre identité, il nous revient de recueillir ses (res)sentiments pour les conjuguer aux nôtres, de faire violence à notre langue pour accueillir la sienne et y traduire notre différence sans qu'elle (d)éteigne (sur) le feu de l'hospitalité : "la langue [maternelle] ne va qu'à partir de moi. Elle est [...] ce dont je pars, me pare et me sépare. Ce qui se sépare de moi en partant". Qu'attendre de soi qui ne soit cette reconnaissance d'une perte avant tout partage ?

Oui, s'accueillir est aussi une épreuve. Un auto-questionnement. Un questionnement des questions à venir de notre hôte. Car l'hospitalité s'érode avec le temps. Elle a toujours une fin : celle que se donne l'accueilli lui-même quand elle est inconditionnelle; ou celle que formule l'accueillant quand elle est restreinte. Il n'y a pas d'éternel hôte sinon d'otage.

Pointe ici l'immigré, l'invité qu'on évite, le forcément (ac)cueilli. Serait-il cet éternel hôte, toujours chaussé prêt au départ ? Il arrive en tous cas à l'heure du questionnement. L'échange entre hôtes, fût-il vécu dans l'hostilité, déplace la signification de l'espace et du temps de l'hospitalité. Fort de cet échange, l'immigré s'est fait à sa nouvelle demeure. Il s'est beaucoup dénudé pour se rhabiller en arlequin. Il a convoqué ses morts auprès de sa progéniture, décliné au grand jour son identité tant tu à son hôte. Il s'est (em)paré de la langue de l'hôtre avec lequel il croise et partage maintenant une inextricable mémoire. On peut toujours frapper menaçant à sa porte. Mais il s'accueille, bon an mal an, dans le souvenir du dehors et la douleur du seuil. C'est au prix et à la joie d'être hospitalier à son tour que l'immigré signera véritablement sa fin, celle de l'éternel étranger.

Achour Ouamara